Deuxième étape: l’efflorescence gastronomique française relève d’une dynamique comparable : l’essort de la bourgeoisie après la Révolution de 1789 a favorisé des schémas de pensée individualistes, où chaque foyer pouvait en toute liberté décider de l’affectation d’une partie de ses ressources à des symboles sociaux nouveaux pour affiner le langage de la vie dans la nouvelle société. L’Ancien Régime avait certainement inculqué à la société une aptitude à la joie de vivre, et amassé un considérable patrimoine culinaire ; on se souvient que le mot restaurant est précisément apparu à la Révolution, lorsque les cuisiniers des grandes familles aristocratiques se sont retrouvés sans emploi à leur émigration. Ils avaient ainsi ouvert pour survivre des sortes d’auberges où ils servaient des repas de bon niveau à leurs clients contre rémunération. L’auberge « espagnole », à la différence de ces restaurants, était a contrario un établissement où les clients apportent tout ou partie de leurs repas. Et donc, stimulés par ces restaurants, les bourgeois, grands ou petits, à la faveur de l’enrichissement du pays, et de leur grande liberté, ont pu mettre en valeur non seulement les largesses que leur valent la nature, le climat, ou le terroir français, mais encore l’héritage des ci-devant. L’influence catholique, qui a fortement enrichi la culture française jusqu’à une époque récente, a sans doute également favorisé cette évolution: on a en effet moins de scrupules à jouir de la vie en pays catholique, qu’en pays protestant…L’art baroque par exemple ne cherche-t-il pas à convaincre par un certain plaisir ? Or le baroque a imprégné des milieux artistiques français jusque vers le milieu du règne de Louis XV c’est-à-dire le début du grand essor de la bourgeoisie. De ce point de vue le développement des arts culinaires en Europe, ou plus récemment en Amérique, peut être considéré non seulement comme un signe de l’enrichissement des citoyens, mais aussi comme l’expression d’une plus grande liberté à s’approprier la vie, à savourer les dons de la nature, à décider du système de communication et de symboles sociaux : pour autrui, pour soi. (Voire, pour certains : pour Dieu [un croyant ne mange pas n’importe quoi]) Gastronomie est fille de Liberté.
dimanche 12 août 2007
Gastronomie par Gault, et Liberté
Une question est de savoir pourquoi l’art culinaire a suivi un tel parcours en France, alors que tant d’autres pays en Europe sont également « comblés par la nature » et disposent de ressources alimentaires considérables et de traditions culinaires appréciables, mais … moins développées (du moins jusqu’à une époque récente). De fait, la France dispose de produits de type méditerranéen (huile d’olive), de type atlantique (fromages ou fruits de mer) ; également de produits orginaires des zones septentrionale (bière) ou continentale (maïs). Lait, viandes, poissons, légumes et fruits abondent en qualité et en diversité…sans parler du vin, ou des produits d’Outre Mer ! Les particularismes régionaux ont puissamment contribué à la diversité des créations et à une floraison d’inventions en tout genre à partir d’une gamme commune. Mais finalement quel motif a pu pousser les Français à déployer une telle énergie pour mettre en valeur leurs ressources alimentaires ? Par exemple pourquoi la production de fromages a-t-elle atteint une telle diversité en France et pas dans d’autres pays à tradition laitière comme ceux d’Europe orientale ou septentrionale ( la Pologne par exemple produite des millions d'hectolitres de lait depuis es temps immémoriaux)? En d’autres termes pourquoi les Pays-Bas et l’Italie ont-ils eux aussi développé des fromages alors que d’autres Etats de l’Europe des quinze disposent d’une tradition fromagère beaucoup plus restreinte ? (Je pense à la Pologne, grand pays éleveur, où j’ai vécu 3 belles années : la tradition fromagère est affligeante). Un des éléments de la réponse tient sans doute dans la capacité des producteurs laitiers de « mettre en réserve » une partie de la production, et librement décider de son usage, voire de sa transformation. Un éleveur laitier qui ne dispose pas d’une partie (si faible soit elle) de la production laitière n’aura pas tendance à se poser la question de sa valorisation. Si le lait lui est enlevé (par le maître, le propriétaire, le kholkoze…), il ne sélectionnera pas non plus (de lui même) les animaux selon leur rendement. Il est possible que dans les contrées de l’Europe de l’Est ou du Nord Est longtemps ‘esclavagistes’ (St Pétersbourg n’a aboli le servage qu’après 1860), les paysans n’aient songé qu’à assurer leur court terme. De même dans les autres empires (turc, autrichien, prussien….). Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, on trouve peu de fromages régionaux entre l’Elbe et l’Oural. A l’inverse en Italie, aux Pays-Bas, et dans la France d’après 1789, la capacité d’initiative des éleveurs, si modestes soient-ils économiquement, leur a permis progressivement de mettre au point des formules de conservation du lait : le fromage est « une conserve avant Appert » . De même, l’Italie a longtemps été un ensemble de petits Etats, où en tout état de cause la tutelle politique était relativement bénigne ; de même les Pays-Bas ont une longue tradition de liberté et de tolérance ; les éleveurs de ces 2 pays ont pu donc disposer concrètement de tout ou partie de leur production bovine ou caprine. Bien plus ils avaient des structures mentales telles, des habitudes de décision telles, qu’ils pouvaient concevoir des initiatives dans le sens de leurs propres intérêts. Il n’est pas certain que dans des pays au pouvoir politique trop pesant, les « classes prolétariennes » aient pu imaginer de prendre en main leur propre destin.
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