dimanche 12 août 2007

Sur un marché agicole du vieux Canton (souvenir)

La bassine est rouge, ou plutôt "rouge-rosé" (sans doute Proust aurait-il dit rose tyrien). Elle est posée sur un sol balayé, mais moite, car l’air est saturé d’humidité. C’est dimanche matin, le marché grouille de monde, grouille d’animaux, de plantes et de véhicules; bien qu’il soit tôt, la chaleur tombe du ciel plombé. La bassine est ronde comme notre univers, et pleine de petits scorpions qui courent les uns sur les autres. Même superficiel, un observateur remarquera tout de suite que le proverbe est vrai : les scorpions ne se piquent pas entr’eux.

Seuls quelques cadavres gisent au fond, piétinés par leurs semblables affolés, comme les foules humaines écrasent les cadavres en sortant précipitamment des stades ovales.

Les scorpions sont gris, et non noirs comme ceux qu’on trouve en Provence en soulevant les pierres. Ils ne sont pas gros; et comme nos petits scorpions provençaux, ils cherchent une fissure où se cacher. Mais, hélas la bassine rouge est parfaitement lisse, et ils tournent désespérés autour de leur univers.

Cheng, avec 2 baguettes, les choisit, pendant que sa petite fille joue seule ; il les paiera au poids, bien vivants.

Au-dessus de moi, un oiseau sautille dans sa cage accrochée à la fenêtre d’un ménage de vieillards.

Ici, tous les animaux passent un mauvais moment. Tous ? Non, les abeilles butinent tranquillement les fleurs de lotus deux étals plus loin. Elles s’en iront quand elles seront gorgées de suc.

Les crabes gris, roses ou bleu-vert, sont plus sages déjà. Quant aux crapauds, dans leurs nasses grillagées, ils ont déjà atteint le stade de la résignation abyssale. Ils sont les uns sur les autres ; ils auraient dû dormir dans quelqu’anfractuosité ombreuse à cette heure : mais les voici prisonniers et déjà l’un des leurs est écorché avec dextérité par une Chinoise placide ; il ne dit rien, et remue à peine.

Il fait chaud et la vapeur d’eau a mangé tout l’oxygène de l’air. La respiration est pénible, presque.

A peine bousculé par les triporteurs, les pousse-pousse, les cyclistes ou les motos livreuses, je continue mon chemin.

Un moment de répit : des patates douces voisinent sans bouger avec des aubergines et des pêches énormes. On se croirait à Carpentras.

Mais parmi les odeurs nombreuses qui assaillent mon nez, commencent à percer celles de la volaille : odeur de plumes, de granulés, à moins que ce ne soit celle des fientes (mais ne fait-on pas le granulé avec du guano ? Je ne sais plus …) Ah les poules ! Si seulement elles avaient connaissance des directives communautaires, elles auraient un beau mouvement de revendication. Mais là, point de place, on ne peut bouger : c’est le RER de la ligne A aux heures de pointe. "L’abreuvoir est à l’autre bout de la cage, se dit cette poule-ci. J’ai trouvé un endroit où passer mon bec pour respirer, je boirai plus tard …" Faisans, cailles, canards … sont ainsi offerts aux Cantonais, ils n’ont pas un cui-cui de plainte (pas plus d’ailleurs que les usagers de …).

La chaleur monte encore, inutile de hâter le pas.

La section "aquariophilie" offre un spectacle tout différent : ces animaux sont appelés à durer, ils passent donc un moment moins pénible. Toutes sortes de poissons, de toutes tailles, couleurs, espèces et formes, nagent dans des sacs en plastique, en choisissant d’effleurer la surface, où l’oxygène subsiste. Certains sont toutefois si serrés qu’ils ne bougent pas plus que leurs voisines poules et se contentent de happer l’eau en ordre aussi dru que les sardines de Saupiquet.

Un peu plus loin, voici de nouveau des bassines rouges. Paresseux comme un chat, avec une attitude tout aussi souple et tout aussi désarticulée, leur propriétaire les taquine mollement avec un long bâton. Mais dedans sont des tortues ! Tortues d’eau et tortues de terre, tortues grandes et vieilles comme des mamies, tortues usées par la vie dure, ou toutes petites qui grouillent dans une lame d’eau … Tout cela sera cuit et mangé (car en Chine, on mange tout ce qui a 4 pattes, sauf … les tables !).

Les unes ont sur les oreilles la tache rouge de Floride ; d’autres ont une carapace à piquants, ocre et courbée comme un carton en 4 plis (et non point ronde comme celles de l’Esterel). En voici à qui manquent des écailles, mais elles avaient surmonté cette blessure et cicatrisé, car elles paraissent aujourd’hui bien vivantes, et assez remuantes, d’autres, ô surprise du zoologue, ont une queue de rat et un museau fouineur et large nuque.

J’oublie les lézards (toujours en cage) et autres iguanes, les serpents bien sûr, et tous leurs avatars séchés. Certains petits lézards se vendent séchés par bouquets de douze, bras et pattes en croix ! Ils sentent le poisson …

La chaleur monte, monte toujours, et les odeurs s’exacerbent. Je termine par une pause olfactive chez les herboristes. Ils s’agitent …parlent-ils de safran ? et je quitterai ce marché insolite, sans savoir si aujourd’hui encore, dans quelqu’arrière cour, on débite en morceaux un gros serpent attrapé dans la forêt tropicale …

Sans doute les Méridionaux d’ici, ne sont-ils pas pressés de faire connaître leurs secrets aux gens du Nord et aux Longs Nez !

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